Un bateau, liberté paradoxale

« Margot, tu vois l’île ?! Elle est là sous le nuage ! »

Premières lueurs du matin, engourdie à la fin de mon quart, j’ai vu sur la carte que nous ne sommes plus qu’à une trentaine de milles de Fatu Hiva, mais il me faut la vue perçante d’Erwan pour la distinguer « en vrai » ! En plissant les yeux, loin là bas, ça y est je la devine ! Quel sentiment fou de liberté nous étreint à l’approche de l’île ! Se sentir vivant, intensément, heureux d’avoir réussi à atteindre ce but, vibrant de ces 26 jours de mer qui font résonner avec force cet instant.

Pouvoir enfin poser le pied à terre et se libérer du bateau, de son espace restreint et de son mouvement perpétuel.

Revenons en arrière, nous sommes partis avec ce qui nous semblait la plus belle des caravanes : notre Vagabond, beau et fin voilier, grand à nos yeux avec ses 41 pieds et plein de charme. Un bateau c’est le rêve, on accède à des mouillages uniques, on va là où le vent nous porte, déconnectés du monde terrien et de ses problèmes. Jeter l’ancre devant une plage déserte et sauvage, entrer dans une ville portuaire séculaire, les escales en bateau sont souvent formidables. Admirer le coucher de soleil en glissant dans les alizés, c’est magique.
Pourtant un marin avisé (Eric Tabarly je crois ?) a dit un jour « C’est le moyen le plus onéreux, le plus long et le moins confortable d’aller quelque part. » Et ce n’est pas faux !

Allégorie de la liberté, le bateau n’en est pas moins un espace fermé, très restreint, tout autour c’est l’eau, et il faut absolument éviter d’y tomber quand on navigue. Quand on navigue longtemps, on peut finir par se sentir à l’étroit, malgré cet horizon immense tout autour. Naviguer avec des enfants en bas âge renforce ce sentiment et on se prend à rêver de prairie pour courir et surtout faire courir. Les marins qui reviennent de longues courses au large ont souvent les muscles des jambes atrophiés.

Le mouvement est une autre donnée qu’on ne voit pas sur les images qui font rêver. Une houle courte et travers à votre route, ou une bonne gîte peuvent aussi modifier complètement votre voyage. Là encore, impossible d’y échapper, il n’y a pas de bouton pause. Mais ne me dites pas à ceux qui ont le mal de mer, ils pourraient être tentés de sauter par dessus bord !

Et puis il y a l’équipage, « les autres », le mari, les enfants, les amis. On n’est pas toujours seul en bateau, et la proximité est forte ! Car si un bateau de 41 pieds peut paraître grand au port, il est tout petit au milieu de l’océan. S’échapper est impossible, alors on en vient à apprécier ces réveils pour les quarts de nuit, qui créent des plages nocturnes pour vagabonder librement dans ses pensées.

Enfin il y a dame météo et sa cohorte de vents, vagues, courants, intempéries plus ou moins fortes. On ne triche pas avec un bateau qui va au large, chacun est égal face aux éléments, et il convient de s’y préparer au mieux. Choisir le bon moment pour partir, la route la plus favorable, être capable de modifier sa destination, son programme.
Que c’est exigeant le voyage à la voile !

Un autre phénomène m’a étonnée après quelques mois passés à bord. On change d’environnement certes, on va à Madère, en Afrique, aux Caraïbes… Tout en restant vivre à bord du même habitacle ! Vagabond bouge, mais ne change pas, et parfois on n’a pas l’impression de voyager tant que cela.

L’accoutumance à cet environnement marin porte un nom, on parle de « s’amariner ». Et il parait que tout le monde y arrive, à condition d’y consentir. Et pourtant, au bout de presque 2 ans de voyage et de vie à bord, à certains moments, on n’en peut plus de l’exiguïté et de la rusticité de notre bon vieux Vagabond.
Nous sommes humains et le progrès est notre ADN, alors pour gagner en confort, en aisance, on réfléchit 🙂 pourquoi ne pas vivre sur un catamaran ? Stable, spacieux, mieux équipé, il y a peut-être quelques éléments de réponse (à qui peut se le permettre !).

Il n’en reste pas moins que le bateau est un vecteur, et qu’un jour où l’autre, vous atterrissez. On part avec des rêves plein la tête, d’ailleurs et de liberté.. Ces idéaux sont un tantinet mis à mal au cours des pérégrinations… Mais l’île apparaît sur l’horizon, le rêve reprend vie et un bonheur pur vous envahit au moment de débarquer. Et je crois sincèrement que ce bonheur et cette liberté ressentis sont également proportionnels aux peines du voyage !

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